Amar Améziane: « Le profil des auteurs s’est désormais très diversifié »

Enseignant de langue vivante dans le secondaire, chargé de cours de littérature kabyle à l’INALCO-Paris, Amar Améziane décortique pour les lecteurs de Ameslay l’état de la littérature kabyle ou amazighe. 

Portrait de Amar Améziane
Amar Améziane. Août 2023 © ameslay.mediaperso.org

La littérature est indéniablement le parent pauvre des études berbères , c’est le constat que tu as fait en 2008 lors de la soutenance de ta thèse dont le contenu a été repris dans l’ouvrage Tradition et renouvellement dans la littérature kabyle (L’Harmattan, 2014). Est-ce que tu maintiens toujours le même constat en 2023 ?

Ma thèse a vieilli et le constat que j’y ai fait en 2008 n’est plus d’actualité, fort heureusement ! Il faut dire que les changements, aussi infimes soient-ils, du statut de la langue berbère ont eu un impact non négligeable sur la libération de la production littéraire en berbère (kabyle) qui constitue un vivier important pour les études littéraires universitaires. Si en 2008 les thèses consacrées à la littérature kabyle se comptaient sur les doigts d’une main, on en dénombre désormais un nombre de plus en plus croissant sans citer les mémoires de master ou de licence consacrés à la littérature dans les universités de Tizi-Ouzou, de Bejaïa et de Bouira pour ne citer qu’elles. Autrement dit, sans préjuger de la qualité des travaux, nous sommes loin de la configuration où la littérature était peu approchée. Elle constitue au contraire un terrain de recherche privilégié à côté de la linguistique et de la socio-anthropologie.

Parlons d’un concept cher aux critiques littéraires, la littéralité de l’œuvre littéraire, c’est-à-dire ce qui fait qu’une œuvre soit une œuvre littéraire. En l’espèce, le roman kabyle puiserait sa littéralité dans les procédés qu’il met en œuvre pour subvertir le modèle littéraire traditionnel transmis par l’oralité, du moins c’est ce que tu défends. Est-ce que la production actuelle s’inscrit dans cette optique ?

Tu veux sans doute parler de littérarité…Ce sont les traits qui font qu’un texte est littéraire. S’agissant de la littérarité des textes dits « ungalen », effectivement les premiers textes la puisent, en partie, d’une forme d’intertextualité, de dialogue, qu’ils établissement avec les genres littéraires traditionnels (oraux). Je citerai par exemple le texte Lwali n wedrar de Belaïd At-Ali qui constitue l’exemple par excellence de subversion d’un genre traditionnel (la légende orale) par une forme littéraire contemporaine. Bien que le roman soit une forme subversive par nature, la production romanesque actuelle montre une diversité des styles, d’où sa richesse. Si l’intertextualité continue d’être présente dans les textes littéraires- c’est tout de même une condition importante qu’un texte fasse référence explicitement ou implicitement à d’autres qui l’ont précédé !- subvertir les modèles traditionnels n’est pas une règle à observer dans tout texte. Certains projets littéraires exigent d’avoir un regard critique (parfois parodique) sur d’autres textes, d’autres non. Ceci étant, on note aujourd’hui une diversité dans l’écriture romanesque qui résulte de la diversité des profils des auteurs. On écrit toujours en fonction de ses penchants littéraires et de ce qu’on a accumulé comme lectures. Celles-ci ont indéniablement un impact sur la manière d’écrire et les formes littéraires à adopter. Ainsi, si je cite l’exemple des écrits d’Aomar Oulamara, ils sont très marqués par l’Histoire (notamment l’histoire de la révolution algérienne) et la raison est à chercher dans l’intérêt que l’auteur porte à l’Histoire, un intérêt intimement lié à sa biographie.

Quel est le profil sociologique de ceux et celles qui écrivent ?

Contrairement aux années 70-80 où les auteurs étaient essentiellement des universitaires très militants et de formation francophone (Mezdad, Aliche, Sadi…), le profil des auteurs s’est désormais très diversifié. L’introduction de tamazight dans les universités a permis de constituer un vivier de jeunes (parfois très jeunes) auteurs, arabisants de formation (jusqu’au bac), qui ont choisi de suivre un cursus universitaire en berbère et se sont mis à écrire et à publier en berbère (Lyes Belaïdi, Djamel Mahroug, etc.). Outre les motivations personnelles de chacun, le rôle joué ici par leur formation post-bac est crucial.

On note aussi la présence d’auteurs engagés pour tamazight, souvent parmi les premiers enseignants du secondaire formés en 1995, qui ont produit des textes littéraires en berbère (Abdallah Arkoub, Malek Houd). Je peux également citer le cas d’enseignants universitaires (Salhi, Helouane, Chemakh, Meksem, Bouamara…) qui publient des textes littéraires (romans, nouvelles, poésies…), à côté de leur activité professionnelle (recherche et enseignement).

Le fil rouge entre ces divers profils est sans doute le militantisme en faveur de tamazight, mais il serait injuste de réduire leur acte d’écrire au simple militantisme car leurs écrits montrent la présence d’un véritable projet d’écriture qui se matérialise par une recherche formelle et une élaboration de la langue évidentes, pas uniquement une simple exploration thématique.

Au regard de l’engagement remarqué des femmes kabyles, dans quelle mesure peut-on parler d’une littérature féminine ?

Ces dernières années, on a enregistré une entrée massive des femmes dans le champ de l’écriture. Je crois que le facteur cité plus haut à savoir la scolarisation, notamment en tamazight, et l’intégration de tamazight dans l’espace public (journaux, télévision, radio, Internet) ont favorisé cette entrée. Bon nombre de jeunes femmes sorties des départements de tamazight ont publié des textes (romans, nouvelles) en tamazight. Ceci dit, la question amazighe est en elle-même un élément moteur pour bon nombre d’auteurs (es). Dans notre contexte, l’écriture est en elle-même un acte d’engagement.

Bien qu’elles soient les dépositaires d’une oralité ancestrale, les femmes sont aujourd’hui conscientes des possibilités d’expression que leur offre l’écriture, pas uniquement en tant qu’exutoire de leurs déboires intérieurs mais aussi comme espace de dénonciation d’une violence sociale (parfois symbolique et insidieuse) qu’elles peuvent subir. L’entrée des femmes dans l’écriture (en kabyle je précise car des femmes ayant écrit en français ont déjà existé) permet aussi de renouveler le regard que l’homme pose quotidiennement sur sa femme, ses sœurs et les femmes de manière générale. J’ai été frappé, à la lecture du recueil de nouvelles Timerǧiwt de Rabha Aïssou, par la condition de la femme décrite de l’intérieur, que ma position de mâle m’a toujours empêché de voir, ou contraint à voir de manière biaisée.

Quant à la catégorisation « littérature féminine », je crois qu’elle pouvait être pertinente dans le passé, aux temps où l’espace social était scindé en deux : un espace réservé aux hommes (l’extérieur) et l’espace domestique réservé aux femmes. Désormais, grâce à la scolarisation, la femme a conquis des espaces plus larges et réduit au moins partiellement la frontière qui sépare son espace de vie de celui des hommes. Et cela s’en ressent au niveau culturel où les femmes s’expriment de plus en plus ouvertement contrairement au contexte traditionnel où elles étaient contraintes de « se dire » par le biais de formes littéraires codifiées ; je pense notamment aux izlan qu’elles chantaient entre elles car il ne fallait surtout pas que leur contenu arrive jusqu’aux oreilles des hommes…

J’ai soulevé la question de la « littérature féminine » pour savoir si dans le contexte de la Kabylie, on pouvait caractériser la littérature produite par les femmes. Au-delà du féminisme avec ses thématiques traitant de la condition féminine, est-ce que la romancière kabyle sait traiter des questions socio-politiques qui transcendent cette simple dimension du féminisme qui peut, du reste, paraître comme un préjugé qui colle à la littérature écrite par les femmes berbères ?

Ta question peut paraître sexiste. Tu me demandes si la femme « sait traiter de questions sociopolitiques » ?      Je ne pense pas que la compétence à traiter tel ou tel sujet soit liée au genre (sexe). C’est plutôt un             certain habitus socio-culturel qui en est à l’origine : les femmes, qu’on a réduit malgré elles à s’occuper            de l’espace domestique n’ont que tardivement intégré l’espace public occupé essentiellement par les hommes.    Je rappelle au passage  que même après l’ouverture démocratique de 1988, peu de femmes ont investi      l’espace politique, non parce qu’elles ne sauraient pas faire de la politique, mais parce qu’elles ont hérité        d’un habitus sociologique qui ne    les a jamais placées au centre de la vie publique (pensons un instant              à tajmaɛt!).   

Amar Améziane attablé à un café.
Amar Améziane © ameslay.mediaperso.org

 

Dire que les autrices (auteures) ne traitent pas du tout de la « chose politique » n’est pas vrai, non plus. Dans     le contexte traditionnel, les chants de femmes (les chants de guerre par exemple) abordaient ouvertement           la question socio-politique. Lorsque les femmes faisaient des izlan, elles critiquaient indirectement                   les structures  patriarcales. N’est-ce pas un acte politique ? Certes, cela ne transparaissait pas clairement dans   le corpus littéraire féminin comme ce fut le cas dans celui des hommes : la chose politique était traditionnellement du ressort de la gente masculine. Aujourd’hui que la bipartition spatiale traditionnelle (espace féminin/espace masculin) n’étant plus (ou pas entièrement) d’actualité, les femmes ont tendance à investir le champ politique mais l’héritage traditionnel reste encore pesant. L’urgence me semble-t-il pour les femmes qui écrivent aujourd’hui est d’accompagner le mouvement d’émancipation de leurs consœurs.

 

As-tu des chiffres qui permettent d’apprécier sur le plan quantitatif la progression de la néo-littérature kabyle ?

Je n’ai pas de chiffres exacts mais si je me fie aux données récoltées par des collègues ou celles diffusées sur les réseaux sociaux, on peut dire que la littérature kabyle se porte quantitativement bien. On remarque en effet la multiplication des romans publiés ces dernières années (plus de 120 romans publiés jusqu’ici !), qui détrônent ainsi les recueils de poésie qui prévalaient par le passé. Il faut ajouter à cela la présence de plus en plus notable des recueils de nouvelles sur les étals des marchands de livres. Tout cela indique qu’il existe une dynamique littéraire importante dans l’espace littéraire kabyle (et amazigh de manière générale car on retrouve une dynamique semblable chez les chleuhs par exemple). Cette dynamique est favorisée par la présence récente mais évidente de certains éditeurs qui éditent sans hésiter le produit littéraire en kabyle et répondent ainsi à une demande sociale non négligeable.

Quelles sont d’après toi, les grandes tendances qui se dégagent ?

Depuis quelques années, à la faveur de l’arrivée sur le marché du livre de certains éditeurs ouvertement volontaristes, il y a, toute proportion gardée, un foisonnement de la production littéraire. Dans ce corpus de publications, on note, comme je le disais plus haut, une présence considérable de ce que l’on appelle ungal (roman), ce qui montre une forme de prédilection récente mais patente pour ce genre qui offre une liberté d’expression immense et, surtout, un espace de contestation des valeurs sociales, de dénonciation politique, etc. Par ailleurs, il ouvre la voie à de nouvelles explorations esthétiques (la parodie dont on parlait plus haut en est un exemple). Après ungal, c’est tullist (la nouvelle) qui remporte la faveur des auteurs et donc des lecteurs. Est-ce sa proximité formelle avec le conte qui en est la raison ? Je ne saurais le dire mais c’est une hypothèse qu’on peut retenir quand on sait que la concision du genre permet de produire des récits courts, à la manière du conte de tradition orale à laquelle les auteurs se sont abreuvés, tout en injectant des nouveautés qui l’en démarquent. La poésie continue d’occuper une place importante (comment dire le contraire quand on voit le nombre de chanteurs qui ne cessent de produire de nouveaux albums ?) mais elle semble détrônée quand on pense aux recueils récemment édités.

Sur le plan thématique, force est de constater que même si l’identité constitue le fil rouge de l’acte d’écrire en berbère, les jeunes auteurs ne s’en servent pas de manière prégnante, et urgente, comme ce fut le cas des premières générations d’écrivains (Aliche, Mezdad, Zenia…). Désormais, d’autres sujets s’invitent dans l’arène de l’écriture : l’émigration et la mobilité socio-culturelle (chez Idir Amer par exemple), la maladie, le corps, l’enfance, l’écriture (chez Salhi par exemple), le rapport de l’individu aux conventions sociales (chez Djamel Mahroug), etc.

S’agissant des tendances textuelles, il n’est pas aisé (ou c’est très tôt) de les distinguer dans un contexte littéraire en construction. Un champ littéraire est en train de se constituer, les auteurs en train de chercher leurs marques, bon nombre d’entre eux sont à leur premières publications, il est donc difficile d’en déterminer les tendances. Néanmoins, si nous prenons le cas du genre le plus émergent, l’ungal (le roman), on peut, à la suite de Mohand-Akli Salhi, en distinguer trois (voir son article « Les trois grandes orientations du roman kabyle » sur le site VAVA innova (vava-innova.com). La première est ce qu’il nomme l’écriture compacte focalisée sur le thème et dont l’intrigue est linéaire. Cette tendance est incarnée par les textes d’Oulamara, de Zenia entre autres. La seconde est une écriture fragmentaire, qui résiste à linéarité du récit, et se construit sur une logique d’éclatement et de discontinuité. Les textes par exemple de Mezdad font partie de cette catégorie.

La troisième orientation serait l’alliage des deux, on peut ainsi retrouver les deux précédentes orientations textuelles chez le même auteur, voire dans le même texte, ce qui indique une sorte de mouvement dans l’écriture et donc une recherche formelle continue.

D’aucuns considèrent que les écrivains sont déshonorés quand ils reçoivent un prix littéraire. Ainsi pensait Paul Léautaud pour qui un prix reflète un adoubement au conformisme littéraire…

Recevoir un prix littéraire n’est pas toujours synonyme d’adoubement au conformisme littéraire. Il y a des littératures où l’on récompense une œuvre littéraire non parce qu’elle est conforme aux attentes mais parce que, au contraire, elle est novatrice, loin justement des attendus des lecteurs. Certes, il y a toujours une certaine forme de « copinage » dans l’attribution des prix mais il me semble que cela caractérise surtout les dites « grandes littératures » où s’affrontent d’énormes intérêts éditoriaux. Quoi qu’il en soit, la littérature kabyle a toujours besoin de ces prix qu’on peut qualifier de « prix d’encouragement » qui incitent les auteurs à continuer d’écrire… De là à dire que les auteurs sont déshonorés quand ils reçoivent un prix…

Après la disparition de Mohia, on n’entend plus beaucoup parler de théâtre… 

Mohia a insufflé une dynamique qui continue d’exister. Certes, nous ne disposons pas d’un théâtre au sens d’institution, comme on en dispose ici en Europe mais cela n’exclut pas l’existence d’une certaine pratique théâtrale. Sans préjuger (une nouvelle fois) de la qualité des pièces qui sont jouées, on note par-ci par-là des pièces présentées au théâtre Kateb Yacine de Tizi-Ouzou. L’association le Théâtre du Renouveau Amazigh domiciliée à Montréal produit (et joue) régulièrement des pièces de théâtre (elle en est à sa troisième pièce, je crois même qu’elle en prépare une quatrième). À côté du théâtre qui se joue, il y a des pièces qui sont écrites et attendent d’être jouées. Je citerai l’exemple de la pièce Ay afrux ifirelles (ô hirondelle) d’Idir Amer (disponible sur le site Ayamun, administré par Amar Mezdad).

En conclusion, il me semble qu’on ne peut pas dire qu’on n’entend pas parler de théâtre.

Quelle est l’œuvre littéraire que tu en train de lire actuellement ?

J’ai fini la lecture du roman Ijeǧǧigen n tillas de Rabeh Allem (j’y reviendrai prochainement dans un compte rendu) et viens d’entamer la lecture du manuscrit d’un second roman d’un auteur kabyle récompensé par deux prix littéraires (je laisse les lecteurs deviner de qui il s’agit), et qui, je le précise, est loin de succomber à un quelconque conformisme littéraire, bien au contraire ! Les lecteurs le vérifieront par eux-mêmes à la sortie prochaine du roman.

Propos recueillis par Larbi Graïne (Novembre 2023)

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